En 2012, l’Académie américaine de pédiatrie (AAP) déclenche une vive controverse en affirmant que les bénéfices de la circoncision néonatale l’emportent sur les risques (sans pour autant la recommander). Une position rapidement mise à mal par de nombreuses critiques à l’international, et qui reçoit aujourd’hui un nouveau coup majeur. En effet, deux experts qui constituaient le groupe de travail de l’AAP désavouent ouvertement cette conclusion et admettent qu’elle a été influencée par des facteurs non scientifiques.

Septembre 2012. L’Académie américaine de pédiatrie (AAP) publie sa nouvelle politique en matière de circoncision et fait immédiatement face à une controverse considérable. Et pour cause, elle affirme pour la première fois que « les bénéfices sanitaires de la circoncision masculine néonatale l’emportent sur les risques ». L’AAP précise toutefois que les bénéfices ne sont pas suffisamment importants pour recommander la circoncision des nouveau-nés et conclut que « c’est aux parents qu’il revient en dernier ressort de décider si la circoncision est dans l’intérêt supérieur de leur enfant ».
Les critiques à l’encontre de l’AAP sont cinglantes. L’une des plus marquantes provient d’une coalition de 38 médecins issus de 16 pays européens et du Canada, qui expliquent dans un article publié en 2013 qu’il n’existe aucune justification médicale pour circoncire des garçons en bonne santé et que la position de l’AAP est contraire à l’éthique médicale. « Les conclusions du rapport technique et de la déclaration politique de l’AAP sont loin de celles auxquelles sont parvenus les médecins de la plupart des autres pays occidentaux », écrivent les experts. Ils pointent le « biais culturel » de leurs homologues américains sur la circoncision, la pratique étant devenue une norme aux États-Unis après s’y être répandue au tournant du XXe siècle (initialement pour lutter contre la masturbation, puis des alibis médicaux sans cesse renouvelés ont permis sa perpétuation).
En 2017, la politique de l’AAP expire automatiquement, sans avoir été ni renouvelée ni remplacée à ce jour. Cela fait donc huit ans que l’AAP n’a plus de position sur la circoncision. Néanmoins, la politique de 2012 continue d’influencer la pratique pédiatrique et les décisions parentales, aux États-Unis voire au-delà.
Nous en arrivons au mois d’octobre 2025, où un article publié dans le Journal of Medical Ethics permet de mieux comprendre comment une telle politique a pu voir le jour. Intitulé As controversies mount, circumcision policies need a rethink (Alors que les controverses s’intensifient, les politiques en matière de circoncision doivent être repensées), il a été écrit par Max Buckler, chercheur interdisciplinaire. Celui-ci a pu s’entretenir avec les Drs Douglas Diekema et Andrew Freedman, deux des huit experts qui composaient le groupe de travail de l’AAP sur la circoncision en 2012. Les deux médecins reconnaissent que la conclusion prise à l’époque n’était pas purement scientifique, mais qu’elle a été influencée par des considérations culturelles et juridiques.
« Je ne pense pas que l’on puisse honnêtement affirmer que les bénéfices l’emportent sur les risques »
Le Dr Douglas Diekema, bioéthicien pédiatrique au sein du groupe de travail de l’AAP en 2012, révèle que, bien qu’il demeure confiant quant à l’examen de la littérature scientifique réalisé à l’époque, il était insatisfait de la recommandation finale.
Le médecin dit même avoir exprimé des réserves quant à la conclusion, au moment de son élaboration. « Lorsque l’on examine l’ensemble des données, je ne pense pas que l’on puisse honnêtement affirmer, dans une recommandation, que les bénéfices l’emportent sur les risques », répondrait-il aujourd’hui si l’AAP sollicitait son avis.

« Pour moi, c’était vraiment une question juridique », confie le médecin. Rappelons que la déclaration de l’AAP a été rédigée dans un contexte où la circoncision infantile était menacée d’interdiction à San Francisco, de même qu’en Allemagne. « J’estimais qu’il n’y avait pas suffisamment de données pour suggérer que cette procédure devait être interdite, d’autant plus qu’elle était importante pour plusieurs communautés religieuses. Mais je ne pensais pas non plus que les pédiatres devaient la recommander », explique-t-il.
« La seule situation dans laquelle je donnerais une recommandation concerne les parents hésitants [à faire circoncire leur fils]. À ceux-là, je dirais qu’ils ont probablement intérêt à ne pas faire la procédure », ajoute Diekema. Une déclaration qui contraste avec l’image du médecin pro circoncision que l’homme véhiculait à l’époque, alors qu’il était régulièrement critiqué et interpellé par des militants anti circoncision lors d’événements de l’AAP, au point d’avoir eu recours à des gardes du corps (les reproches qui le visaient allaient au-delà de la circoncision masculine : voir encadré).
En ce qui concerne l’expiration de la politique de l’AAP en 2017, Diekema déclare : « Je pense qu’il est temps [de la mettre à jour] », ajoutant : « La littérature scientifique sur cette question n’a cessé de s’étoffer. Mais la littérature éthique s’est également enrichie et est nettement plus solide qu’il y a quatorze ans. Tout futur comité devrait aussi examiner ces travaux. » Sur le plan scientifique, on pense par exemple aux nouvelles études sur le prépuce (auquel l’AAP n’accordait aucune description de l’anatomie ou des fonctions, aussi incroyable que cela puisse paraître). Sur le plan éthique, on pense notamment aux travaux de Brian Earp, chercheur qui depuis plus d’une décennie a considérablement développé l’argument selon lequel toute modification génitale non consentie et médicalement non nécessaire est contraire à l’intérêt de l’enfant et de l’adulte qu’il deviendra.
| Controverse sur « l’entaille rituelle » de la vulve des filles En avril 2010, le comité de bioéthique de l’AAP, présidé par le Dr Diekema, a suscité une vive controverse lors de la publication de sa politique sur les coupures génitales rituelles des filles. Le document évoque l’idée de permettre aux pédiatres la pratique d’une « entaille rituelle » (ritual nick, décrite comme une piqûre ou une légère incision du prépuce clitoridien) lorsque des parents la demandent pour des raisons religieuses ou culturelles, cela dans une logique de réduction des risques. « Nous parlons ici d’une intervention bien moins lourde que l’ablation du prépuce chez l’homme », avait argumenté Diekema auprès de Scienceline. Dans les jours qui ont suivi, des organisations de défense des droits des filles, des cliniciens et des ONG ont dénoncé toute ouverture à une « médicalisation » de la pratique, même minimale, estimant qu’elle revient à normaliser une atteinte à l’intégrité corporelle et qu’elle contrevient au consensus international porté par l’OMS, l’UNICEF et ONU-Femmes, qui exige l’élimination de toutes les formes de mutilations génitales féminines, sans exception. Face aux critiques, l’AAP a finalement retiré sa politique le mois suivant. « Nous voulons faire clairement comprendre à la communauté internationale que nous sommes opposés à toute forme de coupure génitale féminine, y compris l’entaille rituelle », avait déclaré la Dre Judith Palfrey, alors présidente de l’AAP. Cette controverse met en lumière une incohérence éthique majeure : alors qu’il est généralement impensable, dans les sociétés occidentales, de tolérer la moindre altération de la vulve d’enfants, l’ablation du prépuce du pénis est largement tolérée, de même que les chirurgies de « normalisation » pratiquées sur les enfants intersexes. Et cette situation fragilise également la protection des filles, puisqu’elle ouvre la porte à l’argument selon lequel, si la circoncision est tolérée, alors certaines formes d’excision pourraient l’être aussi. |
« Peut-être que l’AAP devrait arrêter de s’occuper de la circoncision, puisqu’il ne s’agit pas réellement d’une pratique médicale »
Le Dr Andrew Freedman, urologue pédiatrique qui représentait le groupe de travail de l’AAP en 2012, assume la responsabilité de l’expression « les bénéfices l’emportent sur les risques ». Il explique toutefois que cette formulation a été proposée comme compromis entre les membres les plus « pro circoncision » et ceux qui, comme lui, visaient une position plus neutre.
« C’est une procédure non thérapeutique. Si l’on peut parler de médecine préventive, ce n’est vraiment qu’au niveau le plus faible. Il n’y a rien d’anormal avec un pénis non circoncis ; on ne peut pas recommander la circoncision sur la seule base du bénéfice médical. Aucun des bénéfices potentiels n’est transmissible : je ne vois donc pas comment cela pourrait relever de la santé publique », explique le médecin.

« La meilleure analogie est que les directives de l’AAP sont une “autorisation” pour ceux qui veulent faire circoncire leurs enfants, afin que la société ne puisse ni les considérer comme de mauvais parents ni interdire la pratique », éclaire Freedman. En 2016, il avait déjà admis que « protéger » l’option parentale de circoncire « n’était pas une préoccupation anodine » pour le groupe de travail de l’AAP, « à une époque où de sérieux efforts sont déployés tant aux États-Unis qu’en Europe pour interdire purement et simplement la procédure. »
« Peut-être que l’AAP devrait arrêter de s’occuper de la circoncision », va jusqu’à déclarer Freedman, « puisqu’il ne s’agit pas réellement d’une pratique médicale. Elle n’est qualifiée de “procédure médicale” que parce qu’elle est pratiquée par des professionnels de santé. » Un argument qui selon lui devrait conduire les futures directives de l’AAP à s’inscrire dans une logique de sécurité publique plutôt que de recommandation médicale.
Ajoutons que, comme pour le Dr Diekema, l’implication du Dr Freedman dans l’élaboration de cette politique de circoncision n’a pas été de tout repos. En 2024, le médecin révélait au magazine Undark avoir reçu de nombreux messages haineux après la publication de 2012. « Vingt mille personnes m’ont envoyé des e-mails me souhaitant d’avoir un cancer et de mourir », se souvient-il. L’extrême sensibilité autour du sujet explique probablement pourquoi l’AAP n’a pas réagi depuis l’expiration de sa politique en 2017. Toujours auprès d’Undark, Freedman supposait que l’AAP pourrait « essayer de rester en dehors de la controverse pendant un certain temps », tandis qu’un porte-parole de l’AAP déclarait que l’organisation n’était pas en mesure de commenter.
| Biais culturels et conflits d’intérêt Il convient de rappeler que le Dr Freedman a lui-même fait circoncire son fils de huit jours sur la table de cuisine de ses parents, dans le cadre d’une circoncision rituelle juive. « Mais je l’ai fait pour des raisons religieuses, pas médicales. Je l’ai fait parce que j’avais trois mille ans d’ancêtres qui me regardaient par-dessus l’épaule », avait-il déclaré au Jewish Telegraphic Agency en 2012. La question qui se pose ici est de savoir s’il est possible d’être impartial dans l’élaboration d’un article scientifique sur la circoncision lorsque la pratique recouvre pour soi une dimension religieuse aussi solidement ancrée. Comme l’explique le psychologue Ronald Goldman : « Bien que les professionnels de santé accordent une grande importance à la rationalité, il peut être difficile de procéder à une évaluation rationnelle et objective d’un sujet émotionnel et controversé tel que la circoncision. » Il suggère que les facteurs psychologiques et sociaux liés à la circoncision peuvent biaiser les politiques en la matière. Pour aller plus loin, nous invitons à lire l’article Cultural Bias in American Medicine: The Case of Infant Male Circumcision (Les biais culturels dans la médecine américaine : le cas de la circoncision masculine infantile) publié en 2017 dans le Journal of Pediatric Ethics par les éthiciens Brian Earp et David Shaw. |
Un appel à la transparence et à l’introspection
Suite à ces entretiens, Max Buckler note dans son article que même si l’AAP « n’avait pas l’intention d’influencer activement les décisions parentales dans un sens ou dans l’autre » et que leur politique n’était qu’une « autorisation » pour les parents déjà enclins à faire circoncire leur enfant, « le public, en revanche, a largement interprété cette politique comme une recommandation médicale en faveur de la procédure. »
Buckler donne quelques exemples de réactions médiatiques :
- Scientific American : « Un groupe de pédiatres vante les avantages de la circoncision »
- NPR : « Les pédiatres estiment qu’il vaut mieux circoncire les garçons »
- LA Times : « Un groupe de pédiatres se prononce en faveur de la circoncision »
- The Daily Beast : « Circoncis-moi, bébé : les plus grands pédiatres du pays recommandent la circoncision pour la première fois »
Et au-delà des médias, « de nombreux professionnels de santé américains sont parvenus à une conclusion similaire », note le chercheur. En conséquence, il propose des pistes de réflexions pour aider les décideurs politiques à mieux faire.
Buckler critique tout d’abord la manière « trompeuse » dont sont présentés les bénéfices associés à la circoncision. Il explique : « Le fait scientifique brut est que la circoncision prévient effectivement ces affections [touchant le prépuce]. Cependant, qualifier cet effet de “bénéfice pour la santé” est inhabituel, puisque l’ablation ou la perte de n’importe quelle partie du corps prévient mécaniquement les blessures et autres affections susceptibles de toucher cette partie ; ce fait, à lui seul, ne saurait évidemment justifier, d’un point de vue éthique, une chirurgie sur un enfant en bonne santé. » Présentés sans mise en perspective, les « bénéfices » voient donc leur importance surévaluée.
Le chercheur pointe ensuite le fait qu’« il n’était pas clair pour le public que des valeurs non scientifiques avaient été prises en compte dans l’élaboration de la déclaration politique de 2012 ». Il explique : « Les profanes comme les médecins s’attendent à ce que, lorsque l’autorité médicale de référence publie une politique indiquant que “les bénéfices sanitaires l’emportent sur les risques”, cette conclusion repose exclusivement sur des données scientifiques. » La politique de l’AAP est donc là encore trompeuse.
| Les parents sont-ils réellement éclairés ? Dans un débat diffusé sur la chaîne de télévision australienne SBS en octobre 2012, le Dr Freedman présente la position de l’AAP (à partir de 15:54), sans préciser alors que des considérations non scientifiques sont entrées en jeu. Les réactions très polarisées sur le plateau, notamment de médecins pro et anti circoncision, laissent des parents interloqués, essayant de comprendre tant bien que mal s’ils doivent ou non faire circoncire leur fils. La parole est même donnée au biologiste Brian Morris, un partisan acharné de la circoncision, qui compare la procédure à un « vaccin chirurgical », avant d’être repris par deux médecins (à partir de 32:44). Soulignons que les fonctions du prépuce ne sont abordées à aucun moment durant l’émission (ni dans la politique de l’AAP, rappelons-le), un oubli courant qui peut laisser penser à un public non averti que le prépuce n’a pas de valeur intrinsèque, viciant ainsi tout consentement en matière de circoncision. |
« La question peut être controversée, mais un point ne fait pas débat : les populations concernées méritent d’avoir accès aux informations les plus récentes et les plus fiables », écrit Buckler. « Le public doit pouvoir compter sur les autorités médicales pour corriger les mythes ; or, au lieu de corriger ceux qui entourent la circoncision (en particulier l’idée qu’elle serait médicalement recommandée ou préférable), l’AAP est devenue, de façon plausible, la source même du mythe », soutient le chercheur.
Buckler appelle les autorités sanitaires à faire preuve de plus de transparence dans leurs recommandations, en séparant clairement les aspects scientifiques des accommodements culturels. « Pour maintenir la confiance dans la communauté scientifique, les institutions doivent respecter les standards les plus élevés en matière d’élaboration de politiques, appliquer les normes éthiques de manière cohérente et faire preuve d’une réelle volonté de corriger des positions insuffisamment réfléchies. […] Au minimum, la frontière entre pratiques médicales et non médicales doit être clairement définie », conclut-il.
En complément, voir cette conférence de 2017 dans laquelle l’éthicien Brian Earp développe des critiques très pointues à l’encontre de la position de l’AAP :
La circoncision aux États-Unis en perte de vitesse ?
Les déclarations des Drs Freedman et Diekema surviennent dans un contexte où la pression exercée sur la circoncision infantile semble avoir franchi un nouveau seuil aux États-Unis.
Début 2025, un procès historique est intenté contre l’État d’Oregon pour étendre la loi interdisant les mutilations sexuelles féminines, afin de protéger tous les enfants de manière égale. En octobre, une étape clé a été franchie : malgré la tentative de l’État d’interrompre la procédure, le tribunal a jugé que la plainte pouvait poursuivre son cours. « Le tribunal a reconnu qu’il est juridiquement plausible que les circoncisions subies par les plaignants aient violé leurs droits constitutionnels à l’égalité de protection et à l’intégrité corporelle. Nous sommes désormais clairement engagés sur la voie d’une modification de la loi. Les implications sont immenses et historiques », a déclaré l’avocat Eric Clopper, fondateur et directeur exécutif d’Intact Global.
Par ailleurs, des associations comme Intaction œuvrent pour que Medicaid (assurance santé pour les plus défavorisés) arrête de prendre en charge la circoncision néonatale de routine dans les 33 États (sur 50) où c’est encore le cas. En mars 2025, la Chambre des représentants de l’État du New Hampshire avait adopté le projet de loi visant à mettre fin à la prise en charge, mais la Commission sénatoriale de la Santé et des Services humains a rejeté le texte à l’unanimité le mois suivant, « principalement en raison d’opposants motivés par des considérations religieuses », rapporte le GALDEF. Malgré ce revers, les soutiens au projet restent mobilisés et envisagent d’autres voies pour faire adopter la mesure.
Enfin, une étude publiée en septembre dernier a révélé que la circoncision des nouveau-nés à l’hôpital a reculé de 54 % à 49 % entre 2012 et 2022. Prudence néanmoins, car il s’agit bien-là des données pour l’hôpital uniquement ; le taux global en ajoutant le hors hospitalier n’est pas connu, mais il est certainement plus élevé. En effet, la durée d’hospitalisation pour un accouchement étant plus courte que par le passé, un certain nombre de parents font circoncire leur fils ailleurs qu’à l’hôpital. On peut néanmoins supposer que la tendance est plutôt à la baisse.
Il faut maintenant espérer que l’AAP publie une nouvelle politique qui fasse honneur à sa devise : « Dévouée à la santé de tous les enfants ».

